L’or, considéré dans la tradition comme le plus précieux des métaux, est le métal parfait… Il a l’éclat de la lumière ; l’or dit-on dans l’Inde, est la lumière minérale. Il a le caractère igné, solaire et royal, voire divin. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles(1)
The only sure affirmation is the negation that begins all ironic play: “this affirmation must be rejected,” leaving the possibility…that since the universe (or at least the universe of discourse) is inherently absurd, all statements are subject to ironic undermining… W. C. Booth, Une rhétorique de l’ironie(2)
Lorsque l’on regarde les abstractions géométriques de José Ángel Vincench, on ne peut s’empêcher d’être surpris par leur luminosité –une lumière inhérente à leur or, le plus précieux des minéraux, du fait surtout de sa signification symbolique- et leur géométrie innovante et idiosyncrasique. L’or est universellement considéré comme un matériau sacré, un symbole de transcendance, comme le soleil qui se lève au dessus de la terre et l’illumine. Nous ne pouvons pas vivre sans sa miraculeuse lumière, et nous apprécions l’or, car il est imprégné de cette lumière solaire. C’est un matériau particulièrement abstrait, une sorte de matériau immatériel tout comme la lumière. L’or est le plus malléable des métaux, c’est pourquoi travailler avec de la feuille d’or, comme le fait Vincench, consiste à soumettre la lumière à son dessein expressif et esthétique. Vincench s’élève vers le soleil, tout comme Icare, mais contrairement à Icare il ne tombe ni ne se brûle en touchant sa lumière : elle représente son idéalisme –l’idéalisme de Cuba, du socialisme, la gloire de sa Révolution communiste, son anticapitalisme; quoique, paradoxalement, le capitalisme thésaurise l’or, car il prétend, comme Midas, changer en or tout ce qu’il touche, prétendument pour le plus grand bénéfice de chacun, comme le fait hypothétiquement le socialisme cubain. Comme l’écrit Vincench : « l’or symbolise les obsessions du pouvoir et de l’économie » -le pouvoir économique garantit le pouvoir politique, et celui-ci garantit à son tour le pouvoir émotionnel et « spirituel ». Telle est la duplicité paradoxale de l’or chez Vincench : il représente l’idéalisme socialiste cubain –avec son climat idéal, sa vibrante nature florissante et sa lumière tropicale- et l’idéalisme capitaliste, incarné par sa quête de l’or. Le capitalisme valorise l’individualisme libéral et le socialisme l’effort communautaire, tout deux étant convaincus qu’ils produiront ainsi un nouveau Siècle d’Or pour l’humanité.
Les formes géométriques dans les abstractions idiosyncrasiques de Vincench ébranlent ces ambitions, lesquelles peuvent paraître prétentieuses. Dans les diverses abstractions des formes géométriques de la série Autonomía, certaines sont triangulaires, d’autres rhomboïdales, d’autres encore s’effleurent à peine –généralement deux angles se rencontrent- et restent isolées, éparpillées sur la surface plane, brisées en morceaux incommensurables et composant des fragments qui ne s’intègrent pas harmonieusement, mais s’associent de manière excentrique et provisoirement instable. Ces œuvres sont de précaires constructions absurdes, comme l’illustrent particulièrement deux d’entre elles –la seconde, Autonomía n° 5, et la dernière d’une série de six œuvres, Autonomía y Activismo. Dans son travail le plus récent, Vincench combine deux patrons de mots dans une construction dialectique qui révèle les pôles de son art. Comme il l’explique, la superposition des lettres d’un mot afin d’obtenir des formes abstraites –c’est-à-dire engendrer le visuel à partir du verbal (encore une réconciliation d’éléments contraires)- constitue le « moment le plus personnel » de sa création, car il s’élabore à travers les sentiments qu’évoquent les mots. Lorsque Vincench essaye d’assembler les pièces d’un puzzle géométrique, c’est comme si apparaissaient un puzzle et un dilemme encore plus grands : comment devenir autonomes dans une société communiste et, pourrait-on ajouter, comment être véritablement créatifs et originaux au lieu d’être obéissants et imitateurs dans une société qui impose la conformité (3) ; dans une société qui préfère le réalisme des gens plutôt que l’abstraction individualiste, comme l’observe Vincench (4).
Je comprends bien, peut-être est-ce absurde, que les constructions idiosyncrasiques de Vincench sont des autoportraits symboliques –l’expression intimement personnelle de son individualité, autant comme artiste abstrait que comme individu autonome, dans une espèce de défi subliminal d’une société strictement contrôlée par une idéologie totalitaire-. Dans Du spirituel dans l’art, Kandinsky défendait l’idiosyncrasie en argumentant qu’elle était le signe d’une personnalité authentique et extraordinaire (5). Cependant, ironiquement, Vincench est un artiste spirituel dans un monde matérialiste, et il est d’autant plus ironique qu’il utilise le matériau le plus socialement et spirituellement précieux afin de produire son œuvre. Parmi les œuvres de Autonomía, aucune n’est plus idiosyncrasique que celle dans laquelle trois formes triangulaires se joignent, les angles de la figure centrale touchant les angles des deux autres situées à ses côtés –une intégration en cours, mais incomplète, absurde et précaire, car elle suggère peut-être l’absurdité de l’art et des idées de Vincench dans la société cubaine, et par là la place précaire qu’il y occupe-.
Que pouvons-nous penser des mots qui accompagnent les abstractions de Vincench, sachant que le titre général de cette série est « Le poids des mots » ? Les abstractions de Vincench sont asymétriques, tout comme est asymétrique, (ironiquement ?) le rapport des mots avec l’art visuel. Leur asymétrie reflète l’asymétrie –l’absurde, ou dans le meilleur des cas la contradiction- de la situation de Vincench à Cuba : un artiste produisant un art abstrait implicitement critique vis-à-vis de son système autoritaire ne s’accorde pas vraiment avec cette société, quelque toléré ou même respecté qu’il soit, à cause de cette intrigante anomalie qu’est la proverbiale et célèbre exception qui prouve la règle. Si les œuvres de Vincench sont un discours abstrait sur Cuba –l’abstraction en tant que discours sous-jacent protégeant les idées qui y sont implicitement camouflées afin de contourner la censure- alors des mots comme gusano (vermine) et escoria (racaille) font explicitement allusion à des personnes et à des événements de son histoire. Comme il voyage souvent, notamment en Colombie, il utilise des mots d’autres pays tels que paix, pardon, réconciliation, beaucoup moins prosaïques que vermine ou racaille. Il évoque un monde où tous les êtres humains sont traités égalitairement et respectueusement, une communauté dans laquelle personne n’est considéré comme une vermine ou une racaille. Vincench écrit que « la valeur humaine et historique peut se résumer en un mot », insinuant qu’un mot en particulier n’est pas seulement le symbole d’une culture particulière, mais qu’il a généralement un sens psychosocial universel. Telle est la raison pour laquelle Vincench utilise des mots comme changement, autonomie, paix, pardon, réconciliation. Leur signification est hautement idéaliste –ils font allusion à l’ « utopie sociale », comme il l’explique, en opposition avec la dystopie sociale qu’est Cuba- et ils contrastent avec vermine et racaille, qui expriment directement la dure réalité vécue à Cuba.
La dialectique excentrique entre le mot et l’image –tous deux abstraits- dont est constitué l’art de Vincench confirme qu’il est un maître dans ce que le philosophe Theodor Adorno a appelé la dialectique négative : cette dialectique dans laquelle les contradictions ne se résolvent pas –ni ne s’intègrent- car elles sont par nature irréconciliables : elles sont dissociées quoique nominalement associées, et par conséquent absurdement concordantes. Plus spécifiquement, Vincench est un maître de la discorde et, en tant que tel, un maître moderne et, aussi étrange que cela puisse paraître de le dire, il fait preuve d’un réalisme mûr, pas au sens que l’histoire de l’art donne à ce terme, mais au sens psychologique de celui-ci. « L’art moderne », a écrit le psychanalyste Michael Balint, « a contribué énormément à la maturité humaine, démontrant que nous n’avons pas besoin de réprimer le fait qu’en nous et autour de nous il existe des traits discordants. En outre, il nous a montré non seulement que de telles dissonances pouvaient se résoudre par des méthodes artistiques, mais aussi que l’on pouvait apprendre à tolérer de telles discordances irrésolues sans douleur et même qu’elles pouvaient être appréciées aussi bien par l’artiste que par le public en général. Cela implique, bien entendu, de supporter la tension, et parfois même d’être soumis à un grand stress (6). » Si la tension-tiraillement au sein des constructions excentriquement géométriques de Vincench est évidente, plus évidente encore est la tension-anxiété implicite dans l’association paradoxale du mot et de l’image dans son œuvre. Vivant à Cuba, la tension de la contradiction est inévitable, mais elle est également un catalyseur créatif.
Traduit de l’espagnol par François Vallée
Notes
(1) Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, éditions Robert Laffond/Jupiter, collection Bouquins, 2000.
(2) Cité par Giorgio Sacerdoti dans Irony Through Psychoanalysis (Londres et New York, Karnac, 1992).
(3) Cuba est un état totalitaire unidimensionnel, « un pays où tout appartient à l’état, avec un seul journal, une seule télévision officielle, un seul parti politique », m’écrit Vincench dans une lettre. Et l’on pourrait ajouter un art officiel, un art qui est, quoique indirectement, une propagande pour le gouvernement cubain et l’idéologie communiste. Cet art socialement obéissant n’est pas « poétique, symbolique » - comme les abstractions de Vincench dont la géométrie est poétique et symbolique, et même romantisée- mais une espèce de « pamphlet ». Dans ce type de société l’artiste doit consentir à devenir une pièce d’engrenage de la machine sociale dictatoriale, comme le suggère Winnicott, ce qui est un baiser mortel pour la création. « La soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’importance et que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue… La soumission est la base maladive de la vie ». D.W. Winnicott, Jeu et réalité, « La créativité et ses origines », éditions Gallimard, 1975.
En produisant son art –en étant créatif- Vincench lutte pour sa vie, dépassant le sentiment de futilité implicite dans le fait de vivre au sein d’une société où l’on peut mourir émotionnellement, et parfois physiquement. Son abstraction est un acte de résistance politique, une espèce d’activisme social, car « si le personnel est politique », comme le disaient les féministes, alors son abstraction intimement personnelle est socialement critique, elle constitue un défi au conformisme cubain. L’ironique excentricité de ses abstractions –« Il se peut que mes abstractions soient ironiques » écrit-il- contredit directement le système de croyances communiste standardisé de façon absolutiste à Cuba. Les abstractions ironiques de Vincench sont importantes tant du point de vue de l’histoire de l’art que du point de vue psychosocial : ses excentricités sont une critique créative de ce que l’historien et théoricien de l’art Antón Ehrenzweig a appelé « les subtilités de l’abstraction académique », c’est-à-dire, de l’abstraction standardisée, « si propre, précise et ordonnée », et donc « un ennuyeux exercice des sensibilités vides ». Antón Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art, collection Connaissances de l’inconscient, éditions Gallimard, 1974.
(4) Vincench écrit : « Depuis 1992, le point de départ de mes recherches est l’exploration du rapport entre l’histoire et l’art (abstrait), il coïncide significativement avec le début de la Révolution cubaine au cours de la même décennie, et c’était un dilemme pour l’artiste de cette époque de proposer ce langage abstrait au sein de la nouvelle société, d’autant plus que le régime souhaitait un type d’art plus proche de l’esthétique du réalisme socialiste. Pour le gouvernement, être abstrait constituait une attitude d’aliénation sociale. L’état n’a jamais été capable d’apprécier ni de comprendre l’art à travers des textures, des couleurs, des formes… ».
(5) Kandinsky considérait l’ « idiosyncrasie » comme un signe d’authentique et d’exceptionnelle « personnalité ». Kandinsky : Complete writings on arts, eds. Kenneth C. Lindsay et Peter Vergo, New York : Da Capo Press, 1994). Dans Idiosyncratic Identities: Artists at the end of the Avant-Garde, Londres et New York : Cambridge University Press, 1996, son argument était que l’ « idiosyncrasie » constituait « la frontière finale » de l’avant-garde artistique, « la possibilité et l’affirmation ultimes de l’identité d’avant-garde ; lorsqu’il n’y a pas de valeurs générales, cela vaut la peine de parier sur une affirmation ultime de valeurs personnelles. C’est une façon d’être fidèle à soi-même dans une situation où le moi est privé d’espace. L’artiste idiosyncrasique essaye de trouver un sens à soi-même dans une situation où il n’a pas de sens pour la collectivité de l’art et la société ». L’art idiosyncrasique de Vincench démontre qu’il est un important artiste d’avant-garde, c’est-à-dire, un des rares artistes qui continuent de produire un art d’avant-garde authentique, original, singulier.
On pourrait alléguer que l’abstraction géométrique est un art « précis », à la différence de l’abstraction gestuelle, et donc intelligible, même si l’abstraction géométrique de Vincench se rapproche de l’inintelligible du fait de son excentricité, ce qui lui confère un pouvoir expressif dont est habituellement dépourvue l’abstraction géométrique ; comme par exemple les abstractions de Josef Albers Hommage au carré, qui sont quelque peu inhibées et inflexibles par rapport à la géométrie flexible et émotive de Vincench.
(6) Michael Balint, « Notes on the Dissolution of Object-Representation in Modern Art », Problems of Human Pleasur and Behaviour, Londres, Maresfield Library, 1987.